Retraite à Isku Vakehuhu (Brésil), février 2023


1er et 2 février – départ de Crestline et vols internationaux

Six heures trente du matin, le réveil sonne à Crestline. Je bondis hors du lit avec la force et la détermination nécessaires aux grandes journées. Mon avion part à 13:10 de l’aéroport LAX, et j’ai devant moi une route très longue pour rejoindre la forêt amazonienne – pas moins de quatre avions, et une traversée en bateau de huit heures sur le fleuve Gregorio, sans compter les heures additionnelles de bus entre tout ça. Deux jours plus tôt, une tempête de neige s’était abattue sur les montagnes de San Bernardino et j’avais dû laisser ma Honda au pied de Venus Way, la petite route pentue qui mène à ma maison, pour porter mes sacs et mes instruments de musique afin d’éviter qu’ils gèlent dans la voiture ; je m’étais retrouvé avec un rhume et je me prépare donc au choc thermique potentiel d’une arrivée en plein été dans l’hémisphère sud. Mais tout va bien, j’ai le moral qui triomphe.

La traversée en avion n’est pas très passionnante à raconter. Los Angeles, Miami. Miami, São Paulo. Après notre atterrissage à São Paulo je me sens déjà tout excité et curieux d’une culture flamboyante que je ne connais pas : le Brésil, et ses habitants qui regorgent de joie de vivre. Petit coup de stress, car j’ai seulement deux heures pour changer d’aéroport et prendre un autre avion à São Paulo, et c’est à l’autre bout de la ville. Il y a des embouteillages sur la route. Je trouve un homme qui m’alpague pour me proposer un taxi, je négocie un prix et tout se passe bien finalement – mis à part qu’il me demande le double une fois arrivé ! Mais je m’en doutais un peu, et la ballade en taxi me permettra d’avoir une vue d’ensemble de la ville, que je souhaite retourner visiter un jour. 


Vues de São Paulo

Le parcours du combattant continue : São Paulo, Brasilia. Une fois sur place dans la capitale, je dois attendre les autres membres du groupe qui vont arriver des quatre coins du monde (surtout Amérique du Nord et Europe) pour embarquer dans le dernier avion de la liste : Brasilia – Rio Bronco – puis Cruzeiro do Sul, la petite ville bûcheronne qui sera une ultime enclave avant de pénétrer dans la forêt dense. Ce vol n’opère que deux fois par semaine, à ne surtout pas rater si l’on veut arriver à notre but à temps. Assis au bar du Dunkin Donuts de la porte 23, j’échange déjà des textes sur le groupe WhatsApp avec le reste de l’équipe. Je rencontre alors un des premiers arrivés sur place: Olivier, français d’origine Mauricienne qui habite à San Francisco. Puis sa sœur Stéphane nous rejoint, elle est basée à Montréal. Je comprends immédiatement qu’ils seront des amis importants dans ce voyage, et que la vie nous a réunis pour une raison qu’il reste à découvrir. Puis arrivent les autres petit à petit : Simon, Gunther, Iva, et Ana, tous les quatre autrichiens, auxquels s’ajoutent Christina, Patricia et Marlen – allemandes de la région de Stuttgart. Beaucoup de camarades germaniques donc, et je me réjouis de rencontrer des compagnons européens qui partagent une culture que je connais si bien.

Nous embarquons finalement dans le petit avion. Trois heures plus tard, escale à Rio Bronco. Nous restons dans l’avion à le regarder se vider – et je me doute que peu de passagers emprunteront la route jusqu’à Cruzeiro do Sul. Une grande brune à la silhouette mince vient alors s’assoir à côté de moi ; c’est Rachel, qui me raconte qu’elle vient aussi de Los Angeles, et je suis ravi de rencontrer une « voisine » Californienne. Elle me dit qu’elle commence un parcours initiatique de deux mois, qu’elle a quitté son boulot pour devenir photographe à temps plein. Elle est venue avec une autre amie, Allison.

Lorsque l’avion se pose finalement à Cruzeiro, il est une heure du matin, et je ressens une immense satisfaction d’avoir parcouru tous ces kilomètres sans trop d’encombres. Dans ma tête, le voyage commence pour de bon. L’aéroport est mignon, minuscule, il semblerait qu’il n’y ait qu’un seul avion sur la piste mis à part les deux ou trois petits coucous que j’aperçois sur le côté. Nous récupérons assez vite nos valises, échangeons quelques mots, puis à l’entrée nous voyons arriver une jolie blonde de la quarantaine, toute vêtue d’une robe blanche légère : c’est Lucie Barinková, organisatrice et ange gardienne du séjour avec qui j’ai longuement discuté au téléphone et qui m’avait envoyé cette invitation de bonne augure trois semaines plus tôt. Lucie a travaillé comme ingénieure du son en live pendant plus de quinze ans, elle avait gravi les échelons et collaboré avec des pointures du milieu comme Janet Jackson, mais arrivée au bout du chemin, quelque chose a cloché, elle s’est sentie appelée par une autre mission, celle d’ouvrir la porte de l’Amazonie aux occidentaux, à ceux désireux d’aller vivre au contact de la tribu Yawanawá et de goûter la potion magique qu’est l’ayahuasca. Lucie salue tout le monde à grandes embrassades, et on ressent déjà la joie monter dans les cœurs (“allegría!”) – cette joie qui va nous servir de boussole pendant toute la semaine.

Le bus nous ramène alors à l’hôtel, pour une nuit de repos qui va nous faire beaucoup de bien. Pas le temps de voir la ville de Cruzeiro qui dort déjà profondément, et on aperçoit juste quelques bâtisses et magasins fermés qui donnent l’impression d’une ville calme, proche de la jungle, en harmonie avec les cycles du soleil et de la lune. Il fait chaud, humide, et ça me rappelle Hong Kong où j’ai vécu entre 2011 et 2012.
Je partage la chambre avec Simon (prononcer “Zeimon'”), grand autrichien un peu bourru de Gratz, à la voix rauque. On sent le grand aventurier en lui, l’archétype du guerrier, il ne laisse pas trop de place à la peur habituellement mais il est venu pour aller à la rencontre de son âme et de toute sa part d’ombre. Nous nous entendons très bien, j’ai parfois du mal à le comprendre avec son accent à couper au couteau mais il est charmant.

“Do you have earplugs?” “I juzt want to make sure because I will be Znoring a lot!”
“Oh yeah no problem, do your thing my friend!” “I’m so freaking tired I could pass out in front of a semi-truck at full speed”


3 février – escale à Cruzeiro do Sul

Réveillés de bonne heure, nous nous retrouvons le matin à la cafétéria pour un petit déjeuner qui nous régale après tous ces repas d’avion manquant de saveur. J’apprends que nous aurons une deuxième nuit sur place avant de prendre le bateau, et donc toute la journée de libre pour visiter Cruzeiro et faire des emplettes. Celles-ci seront précieuses car une fois embarqués sur la rivière Gregorio et pénétré la jungle, plus de magasins pendant une semaine. Choisir donc avec discernement !

Je m’étais déjà préparé à Los Angeles et je sens que je n’aurai pas besoin d’acheter grand-chose, mais j’opte pour quelques emplettes supplémentaires : une paire de bottes en caoutchouc, un oreiller, de l’huile de Copaïba que je découvre sur place (pour les plaies et les piqûres de moustique), et surtout des snacks pour les jours à venir – noix, dattes, oranges, et yaourts liquides à la banane – hélas, ces snacks ont tous fini oblitérés par les fourmis en moins de 48 heures dans la jungle… Le meilleur souvenir de Cruzeiro restera bien sûr le bol d’Acaí que nous partageons tous sur la place du village vers 14:00, un vrai délice ! On sent bien que les Acaí américains sont pleins de sucres ajoutés par rapport à ici, et nous nous régalons tous. Je fais même partie de la grande majorité qui en reprend un deuxième bol.

La balade continue à Cruzeiro, nous marchons pour visiter les magasins et rencontrer quelques locaux, et cette ville me rappelle vraiment certains coins reculés de Hong Kong : l’humidité infatigable est venue éroder la façade des petites maisons colorées de deux étages que l’on trouve un peu partout, et l’on ressent un mélange de légèreté et de paresse qui me rappelle Sai Kung, ou Tai Po (petit village de pécheurs très reculé sur l’île de Lantau).

Ballade à Cruzeiro / Acaí bowls

Après avoir digéré notre bol d’Acaí (ou pas), nous nous retrouvons finalement pour un dîner dans une sorte de cafétéria à l’étage d’un supermarché local, et l’on choisit tous un grand jus vert (sans sucre), et une crêpe de tapioca végétarienne. La diète préparatoire à l’ayahuasca est assez restrictive ; j’ai préféré éviter de me stresser à cause de ça mais il est recommandé d’éviter complètement la viande rouge, l’alcool, la marijuana, ainsi que les sucres, les épices, et toute formes d’excès liés à notre société moderne – sexe y compris !


4 février – voyage sur le fleuve Gregorio

Encore un réveil de très bonne heure. Cette fois-ci nous nous retrouvons devant l’hôtel pour prendre un bus durant trois heures, qui va se charger de nous déposer au port de São Vicente afin de rencontrer quelques membres de la tribu Yawanawá qui vont nous conduire en bateau jusqu’à notre destination (Isku Vakehuhu). Un peu de papaye, de thé et de tapioca pour prendre des forces, et nous montons dans le bus. Une ambiance très joviale, qui me rappelle les colonies de vacances, dont je ne garde habituellement pas un très bon souvenir. Certains papotent, d’autres regardent la route. Je choisis de me plonger dans quelques albums, car j’ai retrouvé pour ce voyage mon vieil iPod –catalogue de plus de quinze ans de collectionage de fichiers MP3, et je me rends compte qu’il suffit de couper l’accès à internet pour que toute cette économie du streaming se casse la gueule – quelle joie d’avoir passé tout ce temps à nommer et organiser tous ces morceaux.

Une fois arrivés au port, nous avons un premier contact avec les Yawanawá : ils sont venus à cinq bateaux et cinq chauffeurs (4 pour les passagers, et 1 pour tous nos bagages). S’il faut 8 heures de bateau pour arriver à São Vicente, je me demande s’ils ont passé la nuit sur place tout spécialement. Nous avons dans notre groupe deux traductrices : Regina et Anje, qui parlent portugais couramment et qui peuvent donc s’entretenir avec eux. Car la plupart des indigènes en Amazonie parlent aujourd’hui le portugais comme langue principale – seuls certains ont eu le privilège ou le courage d’apprendre la langue ancestrale, qui est plutôt réservée aux chansons et aux cérémonies, et qui n’est pas facile à maîtriser (un peu comme le basque).

Simon, Olivier et moi à l’embarquement

Et c’est parti pour huit heures de traversée en bateau à moteur. Dans ma barque, je suis avec Simon, Ana et Christina, les jolies blondes allemandes et autrichiennes. Ce qui commence comme une régalade à prendre des photos du fleuve Gregorio se transforme assez vite en une épreuve de méditation – car nous avons un grand trajet devant nous et il va falloir supporter le bruit du moteur tout le long ; apparemment chaque moteur est dépourvu de silencieux d’échappement pour gagner un peu en motricité – je ressort donc mes boules quiès et m’installe confortablement avec mon oreiller.

Pendant cette traversée je commence à me sentir assez malade, sans doute un mélange du rhume que j’avais attrapé à Crestline et du choc de prendre quatre avions et de me retrouver dans un climat totalement différent.  Pas le choix, je dois donc endurer, et la meilleure chose à faire fut de dormir tant bien que mal, recroquevillé dans la barque. Quelques heures plus tard, le groupe fait une pause pour une baignade dans la rivière. Trop content de pouvoir me rafraîchir, j’enfile mon maillot de bain et rejoins les autres, même si j’ai l’impression que ma tête va exploser à cause de la migraine. Mais déjà je ressens les énergies de guérison de la forêt, alors j’adresse une petite prière à l’élément de l’eau, pour que le fleuve guérisse ma fièvre…

Nos chauffeurs Yawanawá sur le fleuve 

Retour sur le bateau, et dernières heures de traversée. Comme par magie, je sens la fièvre se dissiper finalement. C’est toujours une extase de retrouver ses forces après être passé par la case maladie – comme une renaissance. Nous arrivons sur la dernière section de rivière, il ne reste que très peu de chemin devant nous. Malheureusement, notre bateau est lourd et on commence à ressentir la frustration de notre chauffeur qui a du mal à passer certains caps, le bateau reste figé et l’eau est peu profonde. Le grand Simon prend les devants, il met les pieds dans l’eau et pousse le bateau. Je l’imite à mon tour, un peu à contrecœur, mais galanterie nécessaire pour que nos demoiselles restent à couvert et au sec.

Nous continuons nos efforts pendant 30 ou 45 minutes, et cet épisode commence à devenir inquiétant car le soleil est en train de se coucher et l’on se demande bien comment regagner le village une fois la nuit tombée sur la rivière. « It’s all part of the experience”, rigole Simon. Tout le monde garde le moral. Finalement, on entend le bruit d’un moteur arrivant vers nous à toute allure, et nous voyons trois autres visages Yawanawá accourir à notre secours. Tout commençait à être trempé dans le bateau à cause des multiples va-et-vient dans les eaux peu profondes, et on nous dit à coup de langage des signes de monter dans l’autre embarcation illico presto. Simon et moi oublions nos chaussures, Ana oublie son maillot de bain, et on se retrouve à fuser très vite jusqu’au village dans un bateau bien plus mobile. Notre embarcation avait bel et bien des problèmes…

Nous remontons alors la pente pieds nus jusqu’au village, dans la pénombre d’une nuit qui vient de tomber, et l’on aperçoit au centre la grande pièce circulaire (Ishuku) qui va nous servir de lieu de vie commune pendant toute la semaine.

Arrivée le soir dans l’Ishuku

« Vite, on vous attend » nous fait comprendre l’une des traductrices, alors nous entrons dans l’Ishuku et prenons place pour venir clore le cercle des occidentaux qui viennent d’arriver. Des visages Yawanawá se dessinent, des regards curieux. Peu de sourires, on ne ressent aucune hostilité de leur part mais plutôt une nature à éviter les politesses superflues, à rester présent et observateur.

Au centre du cercle, nous découvrons notre chef et hôte, le fameux Isku Kua qui a lancé la construction de ce centre d’accueil un an et demi plus tôt. À trente-deux ans, Isku a déjà la présence et le charisme des grands leaders, et l’on sent que ce rôle lui sied à merveille, il est en plein accord avec sa mission d’âme. Isku est l’un des nombreux fils de Nixiwaka, que l’on pourrait considérer comme le “grand chef” des Yawanawá. Nixiwaka avait eu une vision quelques décennies auparavant : pour faire vivre et sauvegarder la culture Yawanawá qui était alors en voie d’extinction, il allait falloir l’ouvrir aux hommes blancs; il a donc dédié la deuxième moitié de sa vie à répandre un message de paix et d’accueil – à la fois renforçant ses valeurs et ouvrant le chemin à l’Occident. Isku Kua, son fils, est habité par cette mission également, et on sent d’ores et déjà qu’il est pris de passion à l’idée de nous accueillir. Sans eux, ce voyage n’aurait jamais été possible. 

Isku Kua nous offre alors un discours d’accueil (en portugais, traduit par Rani, une autre occidentale qui était déjà arrivée). Il nous remercie d’avoir fait tous ces kilomètres, bravé le fleuve Gregorio et affronté nos hésitations pour nous rendre sur place, et il nous décoche deux ou trois blagues détonantes en moins de cinq minutes – c’est là qu’on se rappelle que l’humour ne connaît pas de frontières, que c’est le fil conducteur qui nous rassemble tous autour du globe. Tout le monde l’écoute attentivement. Il le sait, et aime s’exprimer en public.  Une fois passé tous les détails techniques, le plan et la description du village, il termine son discours en nous glissant « … mais je ne veux pas vous retenir trop longtemps, vous devez être affamés ! », et l’on comprend alors qu’un repas nous attend tout fraîchement en cuisine. Joie et gratitude.

Olivier, Isku et Stéphane puis tout le monde en cuisine

Le repas nous annonce la couleur de tout ce qui va suivre culinairement pendant la retraite : haricots et riz, accompagnés de poisson grillé ou poulet, œufs, et quelques légumes comme du choux et des courges. Ils ont aussi du très bon thé à la citronnelle, tout ça a été préparé avec amour et nous sommes heureux de découvrir leurs plats, simples et nourrissants. Le ventre plein, on regagne alors nos petites habitations : chaque maison en bois peut accueillir jusqu’à quatre invités avec des lits superposés. Je passerai la semaine avec mes compagnons Simon et Olivier, déjà devenu bons amis. Il est l’heure de dormir après une autre journée riche en aventures. Les rêves commencent à venir à notre rencontre…


5 février – découverte du village, peintures au kêné, première cérémonie

Six heures du matin, réveil aux aurores dans notre bungalow. Le petit déjeuner est servi à sept heures, le temps d’émerger tout doucement dans notre nouvel environnement, et de prendre une douche pour se revigorer. Ils ont construit deux cabines de douches et des toilettes non loin des chambres, et l’eau provient directement de la rivière. C’est modeste, mais plus que luxueux pour notre groupe de voyageurs endurcis. Je me sens bien, la fièvre et le rhume ont l’air d’être derrière moi pour de bon !  Après la douche nous nous retrouvons tous dans le réfectoire pour le petit déjeuner, et nous prenons vraiment contact cette fois-ci avec le village – beaucoup d’enfants, on sent une population très jeune et une vraie volonté de repeupler le clan Yawanawá. Regards curieux. Certains ont des peintures faciales, d’autres sont en train de dessiner, ou de boire un café.

Les enfants du village

Il y a quelques décennies, les Yawanawá n’étaient apparemment plus qu’une trentaine… en voie d’extinction après de nombreux conflits avec l’homme blanc et la violence exacerbée des missionnaires Chrétiens du XXème siècle. Nixiwaka souhaitait un grand repeuplement, une survie de leur culture, et il semble que son plan a bien fonctionné puisqu’à l’heure actuelle on les estime autour de 1400, répartis dans 3 ou 4 villages principaux autour du fleuve Gregorio. Cela va sans dire que la vision du grand chef était la bonne. Les parents sont très jeunes, et on trouve des couples mariés dès l’âge 17 ans dans le village. Rires et bavardages aux alentours. Cœurs légers.

En fin de matinée, nous sommes invités à prendre place dans la salle commune pour participer à une cérémonie de peinture faciale traditionnelle. La peinture que portent les Yawanawá sur leurs visages agit d’une manière double : elle marque d’une part l’appartenance à la forêt, afin d’être reconnu par les divinités locales et recevoir leur bénédiction, d’autre part elle permet d’avoir un masque pour mieux observer la faune et la flore et limiter les expressions, en particulier pour les chasseurs – un peu comme des lunettes de soleil, qui permettent d’être moins visible et en même temps d’améliorer sa propre vision. Nous nous allongeons au sol, un par un. Nos visages sont alors peints avec le Kêné, résine d’arbre dont la signification est profonde, les femmes du village laissent aller leurs doigts et leurs petits pinceaux en dessinant des motifs qui filent au gré des émotions, de la musique qui est jouée en concert derrière nous… Géométrie sacrée. Lignes énergétiques. Certains reçoivent des bandeaux noirs sur leurs yeux, d’autres des lignes croisées qui donnent un aspect guerrier. Tout est parfait. Tout est à sa place. Les femmes du village ont déjà bien compris les traits du visage de chacun, chacune, et il semble qu’une main invisible nous ait guidés vers la bonne personne, le peintre adéquat.

Pour ma part, je reçois des motifs en losange sur le front qui s’entremêlent et évoquent une danse de plusieurs serpents, ainsi qu’un bandeau noir couvrant mes yeux en triangle. En dessous, de nombreuses lignes torturantes qui rappellent des insectes ou des flagelles remontant vers mes yeux et offrant du courage à ma vision intérieure. Un coup d’œil dans l’iPhone d’un de mes camarades ; je suis fier, la peinture est encore assez claire car elle n’a pas eu le temps de sécher (elle s’imprègne dans la peau, noircit et va rester imprimé pendant une semaine) – je sais que j’ai reçu exactement ce qu’il me fallait pour entreprendre un grand voyage intérieur.

Cérémonie de peinture au kêné

Plus tard dans l’après-midi, le village s’agite. Des villageois de tous les âges se dirigent vers l’Ishuku, apportant des bijoux, des coiffes à plumes, des robes et autres vêtements, des accessoires. L’événement de cet après-midi, c’est le marché indigène dans lequel nous allons pouvoir acheter tous ces biens traditionnels. Certains sont venus du village d’à côté pour nous présenter leurs créations. Perles de couleurs, bracelets et bandeaux aux motifs psychédéliques, géométrie sacrée, robes faites à la main avec de magnifiques serpents ou papillons cousus dans le dos, tout est si beau et coloré.

Mon regard se pose sur un bracelet traditionnel rouge et blanc, et je sais d’office que c’est celui que je veux. Ces larges bracelets traditionnels peuvent être plus ou moins serrés au poignet, j’ai un petit doute mais je pressens qu’il devrait être pile poil à ma taille – si j’arrive à le passer, je le garderai pour très longtemps. C’est payé, 300 Reals, et je suis aux anges avec mon nouveau bijou. Un peu plus loin, j’aperçois un collier de perles grises et écarlates qui me plaît. Chacun et chacune est en train de s’équiper pour la soirée, et je commence à comprendre qu’il y aura un certain sens de l’élégance pour nos cérémonies sacrées –, or j’étais arrivé sans costume mis à part un chapeau d’aventurier et un pantalon de safari… il faut donc que je m’apprête. Finalement, mes yeux parcourent la pièce une dernière fois et s’arrêtent sur une belle cape blanche qui m’intrigue, une fois de plus je sens qu’elle est faîte pour moi.  En la retournant je vois un magnifique motif rouge et noir, je ne sais pas encore ce qu’il signifie mais il va s’avérer être un élément crucial dans mon aventure. C’est bon, me voilà paré pour la grande fête !  Repas léger qui s’ensuit.


1ère cérémonie – nuit du 5 au 6 février 2023

Pleine lune. Nous avons rendez-vous à 9 heures du soir au sein de l’Ishuku pour le grand départ de ce qui sera une série de 3 cérémonies, étalées sur la semaine. Traditionnellement les Yawanawá ont un rythme d’une cérémonie par semaine, et cela fait sens vu la richesse et l’intensité de l’événement, mais dans notre programme d’immersion ils nous proposent ce cycle de trois. La première aura donc lieu ce soir, durant toute la nuit jusqu’au lever du soleil. Il est recommandé de se tenir éveillé tout le long. 

Nous nous asseyons en grand cercle le long des murs, sur nos petites chaises de camping qui deviennent habituelles, et je n’ai absolument aucune idée de ce qui nous attend… On ressent une certaine tension dans l’air depuis le dîner, certains comme moi n’ont jamais bu d’ayahuasca ; d’autres ont de l’expérience mais savent à quel point le voyage peut être intense, et les locaux ont sans doute une pointe d’anxiété à l’idée d’ouvrir leurs coutumes à ces nouveaux venus qu’ils n’ont rencontré qu’au matin. Discours d’ouverture de cérémonie par le chef Isku. À nouveau il est détonnant d’humour, il nous rassure et nous invite à participer à toutes les danses et les chants à venir durant la soirée. Il a surtout deux mots d’ordre à notre égard, qui résonneront comme des consignes sacrées, des phares pour illuminer la nuit : « Segura Fé! » (Tenez-bon / Ayez foi), et « Só Alegria ! » (Que de la joie !)

L’ayahuasca a été préparée fraîchement avant notre arrivée. Nous la voyons disposée sur un comptoir dans trois grands récipients : il y en a une qui est plus forte pour les habitués, une moyenne pour les nouveaux venus, et une légère pour les enfants du village qui en boivent aussi en petite quantité. Isku ouvre officiellement le bal en buvant lui-même une coupe d’ayahuasca, puis invite les membres Yawanawá du village à venir se servir, ils se mettent en ligne pour recevoir la potion magique. Certains se frottent les mains et ont un sourire jusqu’aux oreilles, d’autres sont plus stoïques, on se croirait dans un album d’Astérix le Gaulois et on voit bien que tout le monde a hâte de festoyer. Puis c’est notre tour, Isku invite ceux qui ont déjà bu la potion à venir en premier, et je vois mes amis Lucie, Mike et Olivier se lever sans hésitation et se placer les premiers pour recevoir la coupe. Ce n’est pas étonnant, depuis qu’il ont découvert l’ayahuasca quelques années plus tôt ils ont chacun parcouru le monde à sa rencontre ; ils doivent en être à leur douzième ou quinzième cérémonie. 

Finalement je rejoins la queue moi-même, avec un mélange d’excitation et de légère appréhension, je ne sais pas du tout à quoi m’attendre mais tout cet enthousiasme autour me moi m’électrise. J’ai hâte de découvrir. Chenu, le beau-frère du chef, un homme un peu maigre de la cinquantaine qui me rappelle mon ami Jean Labbé, sert la potion derrière le bar ; et avant de me tendre la petite coupelle je l’aperçois parler au liquide, lui murmurer une petite prière en langue indigène. Il souffle dessus plusieurs fois, et émet un petit son mystérieux :  « Ousshhh, Oushhhh »! Je le remercie du regard, et je rappelle alors à moi mon intention pour cette première cérémonie… Cela faisait plusieurs semaines que je réfléchissais à des pistes pour présenter mon intention à l’Aya car il est bon d’avoir une prière pour être guidé – un bateau sans voiles et sans destination ne peut pas naviguer dans la nuit. Finalement je prononce intérieurement ces paroles : « Je suis ouvert à recevoir la guérison qu’il me faut. Fais-moi découvrir tes enseignements. »  Puis je bois la coupe d’une traite. C’est très amer, mais pas si désagréable.

Chacun ayant bu sa coupe va alors se rassoir, et nous fermons les yeux en attendant que la potion fasse son effet. Le chef Isku continue de guider la cérémonie, il a commencé à nous jouer de la flûte, c’est très beau et je sens qu’il est en train d’invoquer les esprits pour nous guider. D’abord une petite flûte, puis une plus grosse, et une autre petite. Il est doué. Apparemment, il faudrait autour d’une demi-heure pour commencer à ressentir les effets de l’ayahuasca, nous ne sommes donc pas pressés et nous devons même tenir jusqu’au lever du jour. Patience et concentration. Méditation. 

La scène suivante restera gravée dans ma mémoire à tout jamais. Isku se lève soudainement et il se place au centre de l’Ishuku, prêt à démarrer quelque chose. Sa femme le rejoint sur sa droite, lui empoigne le coude, et d’autres hommes aux figures charismatiques et aux coiffes à plumes le rejoignent sur sa gauche. Isku entame alors un chant traditionnel en langue Yawanawá, ancestrale. Il chante tout seul au départ, et le petit groupe se met à tourner en cercle, dans le sens des aiguilles d’une montre. Ils sont maintenant huit, puis douze, puis seize, puis vingt ; et ils se mettent tous à chanter en réponse à Isku – les hommes ensemble au coude à coude, puis à la suite les femmes qui se tiennent par la main. Le cercle doit rester clos, et en mouvement. Je vois certaines de mes camarades – Lucie, Regina, Anje, qui se joignent à la ronde. Il ne faudra pas bien longtemps pour qu’on se jette un bref regard avec Olivier qui est assis à côté de moi et qu’on se lève pour rejoindre le grand cercle-danse à notre tour. C’est un peu intimidant, je n’ai pas trop envie de briser la ronde, et je ne connais pas les coutumes, mais nous trouvons une ouverture et deux habitants du village nous permettent de nous intégrer en nous lançant un sourire radieux.

C’est alors que se déroule ce qui va sembler être une éternité : je commence à ressentir quelques effets de la boisson, légers cependant, mais ma tête est lourde et je suis pris d’une grande émotion en voyant cette communauté au coude à coude qui chante à l’unisson. Aucune harmonie, aucun instrument. Les hommes chantent l’octave du bas, et les femmes celui du haut. C’est d’une simplicité et d’une puissance qui semble séculaire, un chant transmis oralement de génération en génération. Dehors la lune est pleine, et elle éclaire tout le centre du village ; à l’intérieur je fixe mes yeux sur le plancher, et j’aperçois les ombres d’une trentaine de personnes qui marchent en file indienne, longilignes et étirées comme des statues de Giacometti… le reflet des silhouettes fait penser à une traversée du désert, un long exode qui fait remonter à la surface certains souvenirs immémoriaux, des moments partagés par les humains depuis la nuit des temps. Je ne peux pas m’empêcher de verser quelques larmes de joie, de fascination. Puis ferme les yeux, et commence à ressentir cette énergie commune qui monte et monte au centre de la pièce, comme pour s’élever vers les yeux – il semblerait d’ailleurs que cet Ishuku a été construit en fonction, puisqu’il a la forme d’une pyramide et qu’on aperçoit au plafond de belles planches de bois qui viennent se rejoindre au centre comme une antenne.

Mon intuition me donne la certitude que ce grand cercle agit comme une sorte de catalyseur ; une cocotte-minute énergétique qui vise à invoquer les esprits des ancêtres, et celui d’Aya – divinité de l’ayahuasca. Elle est la mère nourricière et grande guérisseuse révérée par les indigènes, l’une des quatre médecine sacrées de la région, et l’on dit souvent que cette boisson a un esprit féminin. Quelques minutes plus tard, je me surprends à chanter à l’unisson avec tous les habitants du village. Tout parait simple et évident, je répète les paroles sans les comprendre, les mélodies me viennent instantanément, et nous sommes tous reliés comme par télépathie dans cette grande incantation. Je sens dans mon cœur que ces sonorités viennent me guérir, et travailler au plus profond de moi-même pour restructurer chacune de mes cellules. Parfois, le chant se met en pause et les hommes s’écrient: “Yawa! Yawa! Yawa! Yawa! Yawa!”, pour accélérer le pas, auxquels les femmes répondent des “Pyuuu, pyuu, pyuu, pyuu!” – on se prend tous au jeu de ces sonorités. 

Au bout de ce qui semblait être une heure ou deux, je commence à fatiguer et quitte alors la ronde pour aller me rassoir. Je ferme les yeux dans une méditation, et commence à voir certaines images apparaître dans mon troisième œil, en particulier une paire de pupilles brillantes qui a l’air de m’observer. Les gens qui ont fait l’expérience de l’ayahuasca racontent souvent la rencontre avec un serpent, divinité très puissante qui apparait comme un guide offrant une invitation à un voyage intérieur. Je commence à voir ce serpent moi-même. Il va et vient. Il serpente dans ma vision intérieure.  À ma surprise, le chef Isku met alors la danse circulaire en pause, et il se rassoit pour annoncer qu’une deuxième tournée d’ayahuasca s’offre à présent. Réouverture du bar ! D’après ce que j’ai compris, la boisson des Yawanawá est plutôt légère comparée à celle du Pérou (Shipibo), et comme je n’ai pas encore ressenti trop d’effets, je refais la queue illico presto pour aller prendre une deuxième coupe. Nous y retournons d’ailleurs presque tous ; mais en regardant dans la pénombre de la pièce j’en aperçois certains qui sont en larmes, d’autres qui somnolent à terre, ou encore d’autres qui sont secoués de convulsions… il semblerait que chacun des occidentaux transmute la boisson à sa manière, et je n’ai sans doute découvert qu’une infime partie de l’iceberg…  

Peu de temps après cette deuxième tournée, Isku réveille tout le monde et annonce que la cérémonie va se déplacer à l’extérieur, sous la pleine lune. Bonne nouvelle. Après tout, la visibilité est claire et le temps très clément ; il semble que nous n’aurons aucune goutte de pluie cette nuit. Les Yawanawá ont érigé un grand feu de camp, et nous déplaçons toutes nos chaises pour recréer un cercle autour de celui-ci. Je jette un coup d’œil au ciel, et j’aperçois à nouveau les grands yeux et la bouche du Serpent qui semblent me menacer. Je décide de ne pas me laisser aller à la peur, et je m’adresse à lui : « Je sens qu’on va passer un moment ensemble, toi et moi, et je te remercie de ta venue ! Tant qu’à faire, faisons de ce moment un moment de joie. J’accueille toute forme de guérison que tu souhaites me montrer. » Une fois ces mots prononcés en silence, je jette à nouveau un oeil au ciel, et me rends compte que le grand serpent à l’air de rire à présent, son visage mon paraît de très bonne augure. Nuages annonciateurs. Puissante préparation énergétique.   

Lucie autour du feu de camp

Reprise du cercle-danse, à l’extérieur. Les indigènes se passent le relai pour savoir qui va lancer la prochaine chanson ; en général on observe un homme qui démarre un hymne, puis le cercle entier qui reprend à l’unisson. Moi je suis resté assis sur mon siège, et c’est alors que je commence à me sentir envahi par des forces très lourdes, presque intenables. La deuxième dose a été efficace. Je ne peux plus bouger, et les yeux fermés je commence à accueillir des visions intérieures absolument limpides. La musique se met à agiter toutes les particules de mon corps, de mon esprit, de mes émotions ; et j’aperçois intérieurement le Serpent qui me traverse, qui danse au rythme de la musique, il vient ouvrir chacune de mes cellules pour recevoir la guérison qu’elles nécessitent. Visions de fractales, formes géométriques, cristaux en mouvement. Des millions de petits pixels qui viennent peindre une toute autre réalité en mouvement et en couleurs  – au début du vert ; du jaune, du marron -, puis je réussis à redresser ma colonne dans mon siège et tout d’un coup la couleur devient claire comme du cristal, les formes géométriques se réorganisent, leur motif change. Tout ressemble à une symphonie intérieure qui me donne accès à la pure vision de mon énergie, à l’infiniment petit, le cellulaire. Dans cette symphonie venue d’un autre monde, je commence alors à apercevoir des percées d’une lumière intensément cristalline, qui vient comme trouer les couches de ma vision et gommer les couleurs pour laisser place à la pureté du blanc. Je suis en extase, j’aimerais que ça continue! Que le blanc sacré prenne le dessus partout en mon for intérieur, pour venir me purifier. Mais la vision s’estompe, et je pressens qu’il faudra du temps pour arriver à ce stade. Il me faudra atteindre une certaine fréquence vibratoire pour réellement accueillir la clarté divine.

Un premier enseignement me vient alors par télépathie : « Je suis un miroir ».

Je comprends que toute ma vie j’ai cherché à m’inspirer du talent des autres, à communiquer et à briller, mais il est grand temps de repenser ma mission d’âme. Au lieu de chercher à aveugler les autres et de prendre de la place avec mon égo, mon but est désormais de « refléter » leur propre lumière, leur propre amour. Refléter les qualités de chacun, leur renvoyer tout le positif qu’ils ont en eux. Idem avec mes compagnes, qui veulent que je leur réverbère leur plus belle part de féminité, ou bien mes amis, qui veulent être encouragés pour leurs qualités. « Tu es capable de refléter toutes les facettes des êtres humains », me dit l’Aya. « Tu n’es pas dans une énergie fixe mais tu es mutable, souple. Choisis avec sagesse ce que tu souhaites renvoyer aux autres, et continue de purifier ton miroir »

Je m’émerveille de cette vision pendant un petit moment, mais alors la tonalité change brusquement ; une grande sensation de nausée a commencé à m’envahir. Les bruits et les sons que j’entends tout autour sont différents : certains invités sont partis vomir derrière les buissons, ils doivent purger leurs intestins, car la potion magique a ce grand pouvoir de nettoyer en profondeur les énergies néfastes, coincées dans nos organes.  Je me sens pris d’anxiété, mon ventre me serre, je tremble. Je me souviens alors de la consigne du chef – « Segura firme ! », et je me rappelle que dans ces moments-là notre plus grand allié est toujours le souffle… alors je remercie mes douze-et-quelques années de médiation et me reconcentre sur ma respiration, en sachant que tout cela ne sera que de passage.

Dans cet instant assez douloureux, la vision intérieure des fractales et des couleurs a laissé la place à une tout autre scène : c’est comme des milliers d’insectes qui me parcourent désormais de bas en haut, de gauche à droite. Des fourmis, des mantes religieuses, des cafards, des chenilles, des blattes ; et une multitude d’autres bestioles que je ne peux même pas identifier. Tout comme sur un lit d’hôpital, la meilleure tactique à ce moment-là est de laisser son corps gérer tout ça, et de lâcher-prise complètement. Je me sens tout de même nauséeux, et me dit qu’il me faut trouver un coin tranquille. Je parviens à me lever de ma chaise avec effort, je saisis ma couverture et je décide de m’allonger près d’un cactus, à plat ventre, au cas où je devrais vomir. 

Les visions de tous ces insectes continuent à battre la chamade, et je comprends qu’il faut que j’offre mon organisme et mon corps à Mère Nature, à la divinité de l’Aya pour qu’elle effectue un profond nettoyage. Mon genou droit qui me faisait mal depuis tant d’années se met à trembler à nouveau, et j’aperçois des serpents qui s’enroulent autour de lui et viennent l’essorer, le vider de son poison. Des centaines de fourmis me traversent toujours, des serpents, des reptiles, des mille-pattes. Je vois des hexapodes qui me sourient. Je comprends peu à peu que tout ce règne insectoïde est en train de fusionner avec mon organisme et de m’offrir une grande guérison ; c’est difficile d’expliquer avec des mots mais quelque part je suis finalement devenu leur « ami »… plutôt que d’être pris par la peur, je commence à les trouver presque sympathiques. Il ne faut pas les tuer, même quand cela est un réflexe, il faut vivre en harmonie avec eux. Soulagement. Je me sens mieux, j’ai passé le cap et je n’ai même pas eu besoin de vomir.  Seulement quelques éructations, plutôt d’ordre énergétique. 

Visions internes de l’ayahuasca

Une fois regagné mon siège, je prends plaisir à me laisser aller à cette nouvelle compréhension. Et j’aperçois encore le Serpent qui va et vient autour de ma colonne vertébrale, à la manière du bâton d’Esculape dans la mythologie Grecque – qui avait comme attribut de pouvoir guérir toutes les maladies. Je réalise alors que le Serpent est en train de restructurer tout mon ADN, qu’il offre littéralement une grande upgrade à mon code génétique afin de l’ouvrir à son plus haut potentiel et l’accorder avec le règne animal. Extase et ébahissement. 

Quelques minutes plus tard, encore une autre vision s’offre à moi. Dans mon for intérieur je revois les deux yeux du serpent, mais celui-ci se retire doucement, pour laisser place à ma droite à deux grandes figures géantes qui ressemblent à des ancêtres. Vêtus de grandes toges, je les aperçois tels deux silhouettes géantes : une figure de grand-père, en noir, et une grand-mère en blanc. La nuit précédente, à l’hôtel de Cruzeiro, j’avais d’ailleurs fait un rêve où ils m’étaient apparus d’une façon différente, et je ne m’étonne donc pas de leur venue. Ces deux figures me prennent alors par la main, et m’invitent à les suivre pour un voyage intérieur. Je me vois alors assis au sein d’une assemblée de statues rouges et jaunes, tous assis en cercle – on croirait à des figurines indigènes, ou des poupées russes, mais je comprends qu’il s’agit en fait de tous mes ancêtres qui se sont rassemblés pour l’occasion… Puis je recule, j’observe, je dézoome. Le cercle de mes ancêtres s’agrandit, de plus en plus, ce n’est plus douze, ni vingt, ni trente esprits qui sont rassemblés autour de moi mais bel et bien des centaines, et ils forment une spirale gigantesque… Je reçois alors ce message : « Regarde Jules, regarde toutes les vies et les générations qu’il a fallu pour que tu puisses toi-même t’incarner, en plein milieu de cette vie. Tu en es le centre, et nous t’offrons cette possibilité ». La spirale prend alors la forme d’une grande galaxie, et j’aperçois un œil gigantesque en son centre – l’œil du divin qui me regarde, tout curieux de savoir ce que je ferai de ma précieuse vie, de cette chance inouïe. Chaque incarnation humaine est une pièce du puzzle divin, un précieux fragment de la Source.  Et la Source se regarde elle-même à travers nous, curieuse de chacune de nos contributions. Nous sommes tous reliés, nous ne formons qu’Un – pourtant chaque vie est unique et individuelle, c’est là le grand paradoxe.

L’Ishuku de nuit, et la pleine lune qui vient rappeler la Spirale des ancêtres

Me sortant de mon état de transe intérieure, c’est une nouvelle fois la voix du chef Isku qui retentit et vient percer la nuit : « Hold on tight ! Tout va bien ?? J’espère que gardez tous la joie en vous!  A présent nous allons commencer la deuxième partie de cérémonie – que tout le monde sorte les instruments, nous allons chanter et jouer jusqu’au petit matin ! » On voit alors sortir de l’Ishuku une dizaine de personnes accompagnés de djembés, congas, guitares acoustiques, ukulélés et autres instruments en tout genre. Je me réjouis à l’idée de les entendre, de danser, de jouer avec eux. À côté, le feu fait rage, et la pleine lune continue de percer à travers le ciel nocturne. La météo nous a décidément gâtés cette nuit et le temps est magnifique.

Isku Kua nous avait expliqué que traditionnellement les chants Yawanawá ne sont pas censés être accompagnés de musique, les mélodies vocales sont comme un guide pour les Pagés (shamans) qui se retrouvent souvent au lever du jour pour chanter et transmettre ces traditions oralement. Mais depuis Nixiwaka, les nouvelles générations ont beaucoup insisté pour pouvoir utiliser des instruments, et peu à peu ils ont convaincu les anciens que ce ne serait pas sacrilège d’en faire autant. La fête en sera plus joyeuse! – mais en respectant la tradition on attend toujours la deuxième partie de soirée pour ouvrir le bal, on conserve les chant a cappella pour la première partie. 

A nouveau me voilà fasciné par la beauté et la musicalité des Yawanawá. Le petit groupe de musiciens change sans arrêt au gré des chansons, et tout le monde est invité à jouer, vieux, jeunes, femmes et enfants. J’ai commencé à retrouver toute mon énergie, et je me lève alors pour aller danser avec eux. Nous formons tous une grande ligne de dix personnes, en se tenant par la main. Quatre pas en avant, quatre pas en arrière. Chacun à son rythme, au fil de la musique, dans un mouvement à la fois libre et totalement cohérent. La grande ligne ondule de gauche à droite, et à nouveau on reconnaît le Serpent qui nous apprend à danser.  Et à ma surprise, cela fait au moins dix minutes que je chante à l’unisson avec tout le monde : les paroles sont mystiques, des sonorités primaires et immédiates, mais il ne faut qu’une fraction de seconde à mon cerveau pour répéter ce que j’entends. Ce soir-là je me sens en pleine harmonie avec la tribu, je suis accepté pour qui je suis et je contribue à ce merveilleux concert.

Puis au bout de quelques chansons, je décide de quitter la danse du serpent pour aller rejoigne le banc des musiciens – un djembé s’est libéré et attend preneur.  Ayant joué de la batterie et des percussions très jeune, à huit ans, je n’ai aucun doute de pouvoir m’adapter facilement et je savoure pleinement l’expérience. Quelques secondes pour écouter le rythme et j’emboîte le pas, j’ajoute mes deux mains et mon tambour à l’ensemble. Je suis extasié. Je cherche du regard quelques membres du groupe pour me connecter à eux, pour partager ma joie – mais à ma surprise chacun est totalement absorbé par la musique, sans besoin de se regarder. Est-ce qu’ils m’ignorent ? Est-ce qu’ils sont OK avec le fait qu’un occidental vienne jouer leur musique ? Je dissipe vite ces questions stupides, insécurités de mon égo, et finis par trouver du regard un jeune Yawanawá qui porte un grand bandeau noir de kêné sur son front et ses yeux. Il a l’air très sympathique, et il deviendra mon camarade percussionniste pour toutes les cérémonies à venir. Je vois qu’il est curieux, et qu’il regarde le battement de mes mains sur le tambour. Nous nous sourions. Il y a tant à apprendre les uns des autres. Par moments, certains musiciens se décalent complètement du rythme, par d’autres c’est moi qui perds de vue ce que font les guitares sur ma gauche. Cela me déconcerte un peu au départ, mais nous sommes une petite dizaine, aucun problème. Le groupe fonctionne à la manière d’un poulpe, chacun de ses bras est en mouvement, et le chef d’orchestre n’est autre qu’Aya… La médecine veille à ce que l’on reste bien soudé car il y devant nous une trentaine de personnes qui dansent et qui n’ont aucune envie de s’arrêter! J’ai beaucoup appris musicalement à leur contact. Pas d’égo dans leur style de musique, quelques fioritures et envolées individuelles par moment, mais c’est très rare – il faut faire avancer la caravane tous ensemble, l’heure n’est jamais aux solos.

Je ne m’attarderai pas sur le reste de cette soirée, qui s’est donc transformée en géante fiesta nocturne. J’ai repris une troisième coupe d’ayahuasca une fois que les effets commençaient à s’estomper. Mon camarade Gunther a détenu le record et en a bu quatre… Le lendemain il nous racontera qu’il a vu plein de petits êtres violets qui l’ont invité à célébrer toute la nuit, il était extatique! Tard dans la nuit, nous le voyons affalé sur un banc en bois, il rigole à voix haute, c’est si contagieux.  Olivier et moi dansons autour du feu pendant un moment, tous deux vêtus de nos capes blanches, on croirait deux sorciers bienveillants dans la nuit. Et je me laisse guider par le grand serpent rouge qui est brodé dans son dos – une fois de plus je remercie cet animal pour tout ce qu’il nous a appris ce soir. C’est vrai que dans ma vie j’ai tendance à commencer plein de projets, à me laisser voguer à gauche et à droite, mais il faut apprendre à son contact : le serpent bifurque, il tournicote, mais son centre de gravité reste solide et il continue toujours son chemin pour aller jusqu’au but. Esculape avait tout compris avec son bâton.

Olivier et moi avec nos robes de cérémonie. À droite: Stéphane, Regina et Rachel. 

Le soleil commence finalement à pointer son nez… il doit être bientôt six heures. La cérémonie va finalement pouvoir se conclure. Et nous savons qu’avant de rejoindre nos lits superposés un petit déjeuner et un café nous attendent en cuisine – hallelujah ! Discours de clôture d’Isku. Rires, larmes de joie et émotions en tout genre…  Só allegría !

Devant moi une assiette bien remplie d’œufs brouillés, de tapioca, et une tasse de café un peu acide mais qui fait tant plaisir après cette première cérémonie. J’adresse une petite prière à ma nourriture, j’avale une bouchée très lentement, et je décide alors de faire un vœu : Every day from now on, I make a wish to be happy. C’est avec le ventre plein et la tête remplie d’étoiles que nous allons finalement nous coucher pour une nuit courte. Dehors la chaleur comment déjà à monter…


février – repos et bain aux herbes

De gauche à droite: Deise, Gunther, Lucie, Jules, Marlen (et Lucy le perroquet), Iva, Simon, Mike, Prianka

Le village fait donc la grasse matinée ce matin, et notre petit groupe se réveille naturellement aux alentours de midi. Retour à la cafétéria. Bavardages enjoués. Tout le monde a la banane, et l’on prend plaisir à se raconter nos expériences de la nuit passée sous l’influence de la boisson. Certains comme Gunther ont passé huit heures à faire la fiesta. D’autres, comme Marlen ou Alison, ont eu un résultat absolument contraire : ces deux-là ont senti une grande fatigue les envahir après la première coupe et ont eu besoin de s’assoupir… Elles se sont réveillées au petit matin comme dans un coma, c’est à croire que le mental n’était pas encore prêt à affronter les visions de l’ayahuasca de plein fouet, il fallait dans un premier temps que l’inconscient se prépare. Et pour d’autres comme Simon, l’expérience a été plus douloureuse : il a passé la nuit en contact avec son défunt grand-père, et à revivre son traumatisme de guerre – celui-ci avait été prisonnier dans un Goulag durant la Deuxième Guerre Mondiale et le traumatisme n’avait pas été suffisamment nettoyé.

À gauche: Anja et notre chef cuistot dans le refectoire  / À droite: Christina 

Après le déjeuner, on aperçoit Anja qui écrit le programme du jour sur notre tableau habituel : à 14h00, c’est un bain aux herbes qui nous attend, et nous devons pénétrer dans la jungle un peu plus profonde pour nous rendre sur place…

Chacun se prépare dans son bungalow ; beaucoup de moustiques et d’insectes sur le chemin paraît-il. J’opte évidemment pour des manches longues, enfile mon pantalon de safari par-dessus mon maillot de bain et je rejoins les autres au bord de la rivière. Nous devons la traverser tout d’abord pour rejoindre l’autre rive, là où s’offre un chemin qui nous conduira jusqu’au lieu de rendez-vous. Pas de problème, les Yawanawá nous récupèrent en bateau pour ceux qui ne veulent pas se tremper ; d’autres n’ont aucun problème avec ça et préfèrent traverser à pied.

La route qui s’enfonce dans la jungle est d’une beauté sans égal ; je regrette de ne pas avoir emporté mon iPhone pour prendre quelques photos mais je sais que nous partagerons tout à la fin du séjour donc pas d’inquiétude, il est toujours mieux de photographier avec ses propres yeux. Je me régale et j’avale du regard le paysage.  On se croirait dans un film d’aventure, ces scènes où des explorateurs taillent des chemins à la machette, menacés de ne pas survivre bien longtemps s’ils ne trouvent pas une issue vers une clairière. Mais à la différence des films d’aventure, aucune trace d’hostilité : la forêt est paisible, les oiseaux chantent. Pas de boa constricteur sur notre chemin, ni de traces de jaguar. Les Yawanawá veillent constamment à surveiller la faune, et ils ne nous auraient pas invités dans la jungle s’ils avaient aperçu des traces de prédateurs ce matin-là.

Nous arrivons alors à notre destination, et le lieu est à couper le souffle : le chemin s’ouvre sur une petite clairière, que les villageois ont aménagée comme une annexe du village – quelques bancs rustiques, deux grands abris faits de feuilles de palmiers séchées, un espace pour le feu où l’on fait déjà brûler un peu de Sépa, et trois huttes pour les bains aux herbes. Et nous entrons dans cette clairière au son de la musique Yawanawá, car nos hôtes avaient tout prévu et sont déjà en formation musicale sur un des bancs pour nous bénir de quelques chansons supplémentaires. Derrière eux, on aperçoit l’élément central de ce décor : un arbre immense, le Samauma, qui trône sur la clairière telle une véritable cathédrale naturelle. On ne sait pas exactement quel âge a cet arbre, peut-être mille ans disent certains. Il est vénéré depuis de nombreuses générations, car avant le contact avec le monde occidental les Yawanawá ne connaissaient rien de plus grand, et ils leur offraient une protection en cas de guerre ou de menace par les prédateurs de la forêt. Nous allons le saluer. Certains l’embrassent ou l’attrapent par les bras. Il faudrait au moins une vingtaine de personnes pour l’encercler complètement, l’arbre doit faire 5 mètres de diamètre. Une force vitale considérable.

Percée dans la jungle, et arrivée dans la clairière

Puis c’est l’heure du bain aux herbes. Honneur aux dames – je les vois partir par petits groupes de trois vers les huttes et revenir quelques minutes plus tard, un grand sourire sur le visage et toutes couvertes d’herbes.  Car la consigne est de garder la mixture végétale sur notre corps le plus longtemps possible pour en tirer tous les bienfaits, elle est censée ouvrir la porte aux rêves la nuit et il n’est pas conseillé de prendre une douche avant d’aller dormir.

Puis c’est à mon tour : je me mets donc en maillot et rejoins le bain avec Simon et Olivier, notre équipe habituelle.  Chacun d’entre nous est placé dans une hutte avec une bassine, où nous attend un Pagé Yawanawá pour nous offrir un soin aux herbes. Un homme d’une cinquantaine d’année s’occupe de moi, je l’entends prononcer une prière en langue indigène, il plonge ses mains dans la bassine et pose alors une grande poignée de feuilles sur mon crâne. « Haouushhhhhh ! », souffle-t-il sur mon corps, le cri primordial des habitants de la forêt et symbole de guérison. L’eau fraîche dégouline sur mon visage, c’est tonifiant. Il continue sa prière, et fait couler de l’eau généreusement sur tout mon corps. Je suis pris tout à coup d’une grande émotion, et des larmes se mettent à couler sur mes joues. Je ne sais pas quel est le sens précis de sa prière, mais je sens qu’elle vient nettoyer toutes mes cellules et renforcer les apprentissages de la nuit passées avec l’ayahuasca. Puis je me relève, je le remercie en joignant mes mains et m’inclinant face à lui, et je rejoins le reste de la troupe autour du feu et devant les musiciens.

Sortie du bain aux herbes

Nous passons les deux heures suivantes à nous sécher autour du feu, à chanter, et danser tous ensemble autour de l’arbre Samauma. La fête ne s’arrête décidément jamais chez les Yawanawá. Les chanteurs projettent leurs voix dans toute la forêt, instoppables. Les enfants sont également de sortie, tout le monde se prend par la main. Allégresse, cœurs légers.

Retour ensuite au village, pour notre dîner avec les mets habituels – poisson grillé, riz blanc, soupe de haricots. Des spaghettis pour ceux qui aiment, et l’on découvre aussi de la farine de manioc qui fait office de « parmesan de la jungle ». Certains se plaignent du manque de variété, moi je me régale. Et l’on rejoint nos lits très tôt ce soir-là.  


7 février – cérémonie de jour, chant de Saku

Ce matin-là nous nous préparons à une nouvelle expérience avec l’ayahuasca : nous avons rendez-vous en début d’après-midi dans l’Ishuku pour la deuxième cérémonie. À la différence de la première, celle-ci aura lieu en pleine journée, sans doute pour que tous les enfants du village puissent y participer, et pour travailler dans une autre forme d’énergie, plus solaire.

Lucie est venue bavarder avec nous dans notre bungalow, lorsqu’elle aperçoit deux indigènes qui marchent à l’entrée du village en direction du réfectoire. Ils sont venus de loin pour la cérémonie.  « Saku !!! » crie-t-elle soudainement en direction de l’un d’eux, puis elle se rue vers lui et l’enlace dans ses bras. Il ne paie pas de mine, il a l’air très calme et lui décoche un léger sourire. Il est vêtu d’un simple t-shirt gris, aucune trace de bijoux ou d’artefacts traditionnels, contrairement à son partenaire qui porte une belle coiffe à plume et une toge blanche. « My god ! Je suis trop contente car Saku et Péu sont venus tout spécialement pour notre cérémonie », explique-t-elle. Apparemment ils sont assez connus dans les environs, ce sont des shamans de grande envergure, des chanteurs et guérisseurs qui travaillent avec la force de la médecine sacrée… 

Chacun prépare la cérémonie à sa façon : certains s’habillent, d’autres méditent ou attendent sur un banc au soleil. Nous avons sorti nos bijoux, nos couvertures et nos carnets pour prendre note des révélations qui pourront s’offrir à nous. A l’heure du déjeuner on nous propose un repas très léger – soupe de courges et haricots –, il ne faut surtout pas se gaver avant de boire une nouvelle fois la potion magique. Malheureusement mon estomac me fait faux bond ce matin-là ; j’ai du souci pour bien digérer depuis la veille. J’avale donc ma soupe un peu à contrecœur, mais c’est surtout le café du village (un peu trop acide) qui me donne du fil à retordre et me brûle l’estomac.  

2ème cérémonie – après-midi du 7 février 2023

Le coup de départ a enfin sonné, il est quatorze heures et nous avons pris place dans l’Ishuku. Comme à son habitude, Isku Kua nous offre un discours d’ouverture, en prenant soin de remercier la dizaine de visiteurs venus de part et d’autre de la jungle pour partager l’événement avec nous – ils nous ont même fait le cadeau d’apporter leur propre Uni (nom traditionnel de l’ayahuasca), fraîchement cuisinée et que nous allons donc boire aujourd’hui. Au programme, quelques nouveautés : nous allons entre autres recevoir une offrande de Râpé (prononcer « Hâpé »), qui est une autre des quatre médecines sacrées avec l’Uni. Mélange de tabac et de cendres d’un arbre de la forêt, on le souffle dans les narines avec l’aide d’un Kuripé, petite pipe à deux conduits.

Assis sur ma petite chaise de camping j’écoute la fin du discours, et je commence à me sentir plus familier avec le processus.  Isku ouvre le bal en buvant la première coupe, puis il passe le relai à Chenu qui est toujours en charge de la boisson. Il a l’habitude de sonder les yeux des villageois, aux aguets pour estimer la quantité qu’il doit leur servir par coupelle. Honneur aux invités cet après-midi : il invite les occidentaux à faire la queue en premier.  Je rejoins donc la file, en entendant Isku derrière nous qui nous offre quelques airs de flute. Une petite prière à ma coupelle, et j’invoque intérieurement mon intention pour cette deuxième cérémonie : “défaire les couches superflues de mon égo, et devenir la meilleure version de moi-même pour attirer les bonnes rencontres”. La nuit dernière j’avais justement fait un rêve envoutant : une invitation m’était parvenue pour rejoindre un grand palace blanc et doré, niché au milieu de la jungle, et l’on me plaçait dans un siège en m’expliquant que ma « Reine » allait bientôt me rejoindre. Étant divorcé depuis quatre ans, j’avais eu le temps de faire tout un travail sur moi-même, et je me sentais de plus en plus prêt à rencontrer une compagne – mais je pressentais qu’il restait un travail de nettoyage à faire et cette cérémonie allait donc pouvoir me guider.

Une fois rassis nous écoutons les airs de flute d’Isku, et je me mets en méditation, toujours en prise avec mes problèmes de ventre de la matinée. Mon énergie n’est pas vraiment centrée, je me trouve distrait et pris d’assaut par mes pensées. Toujours fidèles aux traditions, les Yawanawá continuent la cérémonie dans son mouvement habituel : ils ont reformé le grand cercle-danse au milieu de l’Ishuku et ont commencé à chanter en cœur, avançant pas à pas dans le sens des aiguilles d’une montre.  Je les rejoins pour participer au grand mouvement, j’ai un peu la tête qui tourne mais je me laisse bercer. Au bout d’un moment je fais une autre découverte : fermer les yeux, laisser mes pas me guider dans la ronde, pour mieux sentir les effets de l’aya qui montent et les visions se cristalliser dans mon esprit. J’écoute les voix de la tribu, et une fois de plus je sens que leurs mélodies me guérissent.

Après avoir tourné en cercle pendant 45 minutes, j’ai regagné mon siège. Je me sens encore un peu distrait, hors-phase – je décide alors de quitter l’Ishuku pour aller prendre l’air, captant Lucie du regard pour lui faire comprendre que je serai de retour au plus vite. Une fois dehors, je sens une petite brise qui déjà me fait du bien ; et je me dirige vers le jardin où sont plantées les herbes médicinales de la tribu. C’est une sorte de petit havre paradisiaque où l’on entend les oiseaux chanter, il fait si bon s’y ressourcer. Toutes les odeurs des plantes sont décuplées par l’ayahuasca! Et je batifole de fleur en fleur pour me laisser guider par mon cœur, je me sens à peine plus lourd qu’une plume, empli d’amour et de gratitude. Le jardin était bel et bien la solution à mon malaise de la matinée. J’y ai pris place sur l’herbe, et me suis mis à méditer. Les yeux fermés, je sens alors une présence qui s’approche de moi ; et j’aperçois du coin de l’œil Rani la traductrice, qui vient vérifier que tout se passe bien pour ma part. Je lui fais comprendre du regard que j’ai besoin de rester à l’air libre un moment, il n’en faut pas plus.

Le jardin et ses plantes médicinales

C’est alors que dans ma méditation, je reçois un autre message crucial :
« Je suis un papillon ! » « Mes ailes sont un miroir, reflétant la beauté du monde ».

C’est là une suite logique au message précédant qui parlait d’un miroir – je comprends donc que le papillon est mon animal totem. On ne peut évoquer le papillon sans parler de la chenille, du cocon. Et cette dualité primordiale vient donc apporter un sens nouveau à ma vie, car je suis constamment dans une alternance entre ces deux modes de fonctionnement. Par moments je suis très lent, presque paresseux, immobile dans un besoin de me ressourcer, d’absorber toutes les nourritures terrestres et l’alimentation de la mère nourricière (COCON). Et quand ma coupe est pleine, que mon énergie est de retour, je m’envole et je batifole, j’explore à la découverte du monde ; je souhaite découvrir toutes ses saveurs et je suis dans une constante recherche de nouveauté (PAPILLON). À mon tour, je peux refléter la beauté du monde comme un miroir, je peux ouvrir une porte comme une poésie avec mes ailes.

À l’intérieur du bâtiment, la cérémonie bat son plein. La musique continue, et certains reçoivent des actes de guérison. De jeunes Yawanawá font passer un grand bol de braises et de cendres de Sépa et mes camarades se plongent la tête dedans pour en tirer tous les bienfaits. Dans un coin, on aperçoit notre ami Mike qui est en train de recevoir un soin par le fameux Saku. Ce soir-là il nous racontera que ce soin lui a changé la vie, et que le shaman a réussi à dissiper une douleur qui le lançait dans l’oreille droite depuis un long moment.

Deux ou trois heures ont dû s’écouler depuis le début de la cérémonie, et notre hôte Chenu décide de rouvrir le bar pour une nouvelle tournée d’ayahuasca. Comme la première fois je sens que les effets ont déjà bien travaillé en moi, mais qu’une deuxième coupe ouvrira la voie aux véritables découvertes. Je ne croyais pas si bien dire. Une fois avalé ma deuxième dose, je retourne m’assoir et me place en tailleur sur le sol de l’Ishuku. J’ai rejoint Olivier qui est en position de méditation, les paumes ouvertes et le pouce et l’index formant un Mudra.  Quelques jours plus tôt, il m’avait enseigné un exercice de pleine conscience que je décide de mettre en pratique : il s’agit de ressentir l’état de Samadhi en passant par six étapes.

       1) Love
         2) Oneness
            3) Abundance
               4) Service to Others
                  5) Stillness
                     6) Radiance

Aussi lentement que possible, je m’applique à ressentir chacun de ces états, les laisser envahir mon cœur et tout mon champ vibratoire. L’ayahuasca m’a complètement canalisé, et je me sens presque comme un maître Zen… j’ai l’impression d’avoir ralenti mon souffle et le flux de mes pensées comme jamais je n’avais réussi à le faire. Trente minutes ont dû s’écouler depuis cette méditation, et je me suis laissé complètement bercer par les sons environnants, la musique, les pas de chacun.

C’est alors que mon voyage intérieur a atteint son pic. Les visions de mon troisième œil sont devenues extrêmement claires, et je sens que l’ayahuasca travaille fortement en moi. Une fois de plus j’ai aperçu des cristaux, de la géométrie sacrée, qui tourbillonne en moi au gré des chansons. La lumière blanche qui commençait à percer le premier jour est en train de prendre le dessus. Je lui adresse une prière. « Je suis prêt ! Montre-moi tes enseignements, accueille mon esprit dans ta lumière ».  Puis je suis passé par l’étape de la nausée, j’ai revu le serpent, et ces milliers de fourmis et d’insectes en tout genre qui viennent nettoyer mes intestins. Au bout d’un moment l’effet est bien trop fort, je décide de m’allonger complètement à plat et les paumes grandes ouvertes.  Je continue de laisser les insectes me parcourir intérieurement, et je sens des mouches bel et bien réelles qui viennent se poser sur mes joues et mes paupières. Je ne bronche même pas. Mon corps ne répond plus de toutes façons. Un grand sourire vient alors illuminer mon visage, et je comprends que je suis en train de faire une expérience directe de la mort : toute la DMT contenue dans l’ayahuasca a pris contrôle de mon système, et me permet de déconnecter complètement de la réalité telle que je la connais normalement.

[Note : la DMT est un composé chimique que l’on trouve dans les plantes, le corps humain, et de nombreuses formes du vivant, qui est connue pour être relâchée en masse quelques instants après la mort – elle est présente dans l’ayahuasca et c’est elle qui lui donne son côté psychotrope]

Je m’aperçois alors flotter au-dessus de mon enveloppe physique qui est restée allongée. Je perds totalement le sens des distances. Il semblerait désormais que je fais partie moi-même du plancher en bois, des murs, des sièges, et des ondes sonores qui s’échappent des cordes vocales de tous les chanteurs. Et dans cet état d’être pratiquement surréaliste, s’ouvre alors devant moi une vision mystique : en plein milieu de l’Ishuku, survolant ce grand cercle humain qui continue de chanter et danser, trône le Great Spirit. C’est la source qui nous unit tous. Le point d’origine et d’arrivée de chacune de nos âmes, humaines, végétales, animales, insectoïdes, minérales. Il est magnifique, tel un grand cyclone blanc qui tourbillonne et nous irradie de sa lumière divine. Impossible de supporter cette vision trop longtemps, mais c’est comme si le portail s’était finalement ouvert. Je pense à toutes ces personnes qui ont eu des expériences de mort imminente, et qui racontent avoir vu un grand tunnel blanc. J’en reviens à peine, il est là, juste devant moi. 

Vision interne du Great Spirit

Mais puisque l’univers aime généralement plaisanter, la chanson Yawanawá s’achève et toute cette belle vision s’effondre tout à coup… C’est comme si la musique et les chansons servaient de baguette magique aux découvertes spirituelles – sans elles nous n’avons pas le pouvoir de sortir de notre condition humaine. Grand calme ; je suis abasourdi.

Sans un mot, j’entends alors toute la pièce qui se réorganise. Les membres de la tribu vont se rassoir. Quelques chaises bougent, deux ou trois toussotements. J’entrouvre les yeux très brièvement et je vois que deux hommes sont restés debout, en plein centre là où j’avais eu la vision du Great Spirit. C’est Saku et Péu. Ils se tiennent côte à côte, les mains derrière le dos, et s’apprêtent à nous offrir un tout autre type de chanson. Il existe plusieurs formes de chants Yawanawá (Saïti), et d’après notre hôte Isku certaines d’entre elles nécessitent d’être en pleine communion avec « la Force » de l’ayahuasca pour être exécutées. Il s’agit de pures improvisations, avec comme instrument les sonorités primaires du language Yawanawá, et comme partition l’énergie ambiante de la cérémonie et de ses participants, en constante mutation. C’est ce qu’ils s’apprêtent à nous chanter.

Premier acte : un duo. Plus de tambours, plus de filets, les deux hommes se lancent, et je suis pris d’une émotion très forte. La beauté de leur chant/prière m’envahit, et dans mon for intérieur je commence à voir vibrer toutes les particules de matière, qui dansent en accord avec leurs voix.  Ils chantent à l’unisson, effectuant de nombreuses variations autour d’un chant tribal, comme une rengaine. Envoûtant.

Puis enfin, l’un d’eux va se rassoir, il ne reste que Saku qui se tient seul au milieu de la pièce. Un mélange d’humilité et de grande confiance enveloppe tout son aura. J’avais déjà pressenti que la fréquence de sa voix me faisait beaucoup d’effet, et j’ai donc la chance de pouvoir l’entendre maintenant en solo. Dès lors qu’il prononce un premier son, une vision m’apparaît : un gigantesque visage brumeux et sombre, couleur violette, qui vient me saluer. On croirait reconnaître le visage même de la divinité Aya, la tête du grand Serpent.  On avait entendu dire que certaines de ces Saïtis ont le pouvoir de s’adresser directement aux divinités, et je prends alors toute l’ampleur du pouvoir shamanique de Saku.

Vision de la divinité – chant de Saku

Pendant plus de vingt minutes, il nous exécute une prouesse musicale, mystique, rythmique, shamanique. Il chante seul devant l’assemblée d’une cinquantaine de personnes. Pas un bruit dans toute la pièce, on pourrait presque entendre les battements d’un cil chaque fois qu’il fait une pause. La puissance de son chant me fait trembler, me fait pleurer, une fois de plus j’aperçois toutes les particules de matières qui dansent au gré de ses mélodies. Spirales à gauche, spirales à droite. Croisement au milieu. Les atomes tourbillonnent, virevoltent, et ils changent de couleur en fonction des notes de musique. J’ai complètement fusionné avec le son lui-même, et je me croirais presque dans un programme de visualisions graphiques d’ordinateur, englouti dans de la géométrie sacrée. 

L’assemblée s’est complètement abandonnée et le temps semble avoir disparu. J’ai comme une vision d’une caravane qui traverse le désert, et Saku en est devenu le pilote, il fait avancer la tête du serpent et nous sommes tous des vertèbres de sa colonne, bercé par ses mouvements. Vers la fin de sa sérénade, on entend sa voix qui faiblit, il commence à tousser légèrement. Je souffle alors en silence un peu de mon énergie, espérant que celle-ci l’atteigne et qu’il puisse nous conduire jusqu’au bout de cette traversée. Il ne baisse pas les bras. C’est une leçon de détermination, une démonstration de chant en accord avec la « Force », sans tomber dans le travers des doutes, de l’auto-reproche. Pleine confiance. Après avoir chanté pendant quatre ou cinq minutes la voix enrouée, il reprend de l’aplomb, et on semble apercevoir finalement la ligne d’arrivée: il retrouve sa voix cristalline pour nous offrir un grand final. Virtuose.

Pagé Yawanawá

Un peu plus tard dans la journée, le chef Isku reprend la parole avec un sourire au coin des lèvres. Il tient dans sa main un petit flacon qu’il secoue doucement, et nous annonce qu’il a quelque chose d’autre à nous faire découvrir : du « collyre de la forêt ».

Il s’agit de Sananga, un des remèdes de la jungle que prennent les chasseurs du village avant de partir en quête de gibier ; il est censé augmenter non seulement la vision, mais certains disent qu’il a aussi des propriétés énergétiques et vient ouvrir les capacités spirituelles de ceux qui en prennent. Un des Pagés du village passe donc dans les rangs avec la petite fiole. Il prend soin de pencher notre tête en arrière puis dépose une goutte unique dans chaque œil. C’est à mon tour. AÏE !!! Dieu que ça pique !!! Je n’ai rarement ressenti ça, je suis encore sous l’effet de l’ayahuasca et j’ai l’impression d’avoir pris un triple shot d’absinthe juste avant la fermeture du bar !! Il me faut garder les yeux fermés un moment car la mixture est bien trop forte… Je sens des larmes couler sur mes joues, et sous mes paupières un nettoyage est en train de s’effectuer en profondeur. Au bout de cinq minutes, j’arrive finalement à rouvrir les yeux, et je suis épaté : c’est comme si ma vision avait gagné en largeur, je suis vif et je peux voir très loin sur ma gauche, sur ma droite ; je comprends pourquoi les chasseurs prennent ça avant de partir en mission. J’ai d’ailleurs eu la chance de pouvoir ramener un peu de Sananga avec moi dans l’avion, j’ai hâte d’en reprendre bientôt même si ça pique !

Les habitants Yawanawá ont ensuite ressorti les instruments, la fête bat son plein. Allongée à terre, je vois mon amie Iva qui a l’air profondément endormie depuis deux ou trois heures, un grand sourire sur son visage. Je me demande à quoi elle est train de rêver. De plus en plus de mes camarades sont en état de se lever, et nous sommes maintenant nombreux à danser, main dans la main avec les locaux, certains font des rondes, d’autres des danses du serpent… Certains préfèrent danser seuls, comme Ana, que j’ai vue pleurer tout le début de la cérémonie, et qui a réussi à passer un cap difficile pour enfin rayonner de joie. Tout de noir vêtue, on croirait une veuve qui sort tout juste des funérailles de son passé pour entrer dans sa nouvelle vie, ici et maintenant. Puis j’aperçois Lucie qui la rejoint, elle habillée de blanc, et les deux femmes dansent et se tournent autour dans une vague d’amour qui me rappelle un peu le Yin et le Yang. J’ai moi-même rejoint une des rondes, et je fais des pas de danse avec les enfants du village. Je me sens tout jeune, comme par magie je suis redevenu un adolescent, c’est comme si mon corps flottait au-dessus du sol.

La plupart de mes compagnons et moi avons bu trois coupes de potion magique cet après-midi. Je sors un peu sur la place du village pour me reposer de cette danse effrénée, et je croise alors mon ami Olivier, qui est extasié. Il me dit qu’il vient d’en reprendre une quatrième. « Je crois que j’ai finalement compris ma nature ! », lance-t-il d’une voix forte et pleine de confiance. « Toute ma vie, ma mission sera de rigoler ! ». Aucun doute là-dessus, cher ami… Avec ses petits yeux pleins de malice et son sourire qui monte jusqu’en haut de ses joues, il me rappelle la figure du Bouddha rieur ; et bien sûr nous savons tous les deux que la Joie est la fréquence la plus élevée du cœur – il en fait ici même la démonstration. Isku Kua avait raison avec ses préceptes: só allegría !

Puis tout à coup revient dans ma mémoire un autre ami qui porte le même nom – Oliver Hart – un camarade guitariste avec lequel j’avais joué dans le groupe Kunzite, et qui m’avait envoyé un petit texto juste à la veille de mon départ : « Don’t forget that you have all the time in the world, my friend ! ». Ces paroles me reviennent comme une formule magique, et je comprends alors que ce prénom porte une signification très spéciale pour moi… Tout d’un coup, j’aperçois le visage de mon oncle défunt, Olivier Kuhn, qui flotte comme un esprit au-dessus de l’autre Olivier, et vient me saluer avec bienveillance.

Je crois rêver ; mais je décide tout de même d’affronter mes doutes et lance cette conversation. « Dis donc Olivier, ça va te sembler bizarre mais je crois que mon oncle souhaite entrer en contact avec moi… Est-ce que je peux te prendre dans mes bras ? » Et bien sûr le Bouddha rieur accepte, et rit. Je le serre très fort dans mes bras, et en fermant les yeux je vois clairement mon oncle, qui m’adresse un grand sourire. « Tu vois Jules, j’étais avec toi depuis le début de ton aventure. » Je lui réponds à haute voix « Merci Olivier, merci ! Je ne t’ai pas connu bien longtemps de ton vivant, mais je ressens notre connexion et je sais que tu veilles sur moi ». Larmes de joie, de deuil, de connexion. 

Visage de mon oncle Olivier

L’après-midi de cérémonie a suivi son cours jusqu’au coucher du soleil. De retour dans l’Ishuku j’ai joué de la musique une nouvelle fois avec les Yawanawá, au djembé, à la guitare, je suis ravi d’apprendre leurs chansons. Puis je me suis mis à dessiner comme un forcené, j’ai laissé mon crayon bouger au fil de la musique, chaque chanson guidant mes traits. Je me suis complètement déconnecté de mon mental, par moment trop analytique, pour voguer librement dans un mouvement de canalisation automatique. Et la grande leçon du jour me sera apparue sous la forme d’une chanson des Beatles, grand hymne mystique écrit par John Lennon : il s’agit de Tomorrow Never Knows…


Turn off your mind

Relax and float downstream
It is not dying
It is not dying

Lay down all thoughts
Surrender to the void
It is shining
It is shining

That you may see
The meaning of within
It is being
It is being

That love is all
That love is everyone
It is knowing
It is knowing 


Prenant conscience du sens profond de ces paroles, je me mets à les chanter de plein coffre, apportant ma touche personnelle de fan de rock’n’roll aux chants ancestraux Yawanawá : « It is BEINGGGG ! It is BEINGGGG ! » Et en effet, c’est au contact des membres de cette tribu que je comprends l’essence de cet enseignement : pour vivre en harmonie avec l’univers, il faut se contenter d’ÊTRE, non pas de chercher à FAIRE. ÊTRE soi-même, dans l’immédiat et dans l’instant, guidé par la joie et par l’amour. Et dans cet état d’éveil, plus de fardeau de l’autocritique, le poids de l’égo et des peurs disparaît comme par magie.

La deuxième cérémonie est parvenue à sa fin. Nous nous sommes tous retrouvés dans le réfectoire pour un dîner qui nous a redonné des forces. Bavardages, et débriefing. Tant de choses à se raconter. J’avale ma nourriture très lentement, chaque bouchée faisant office d’un petit miracle pour mes papilles, dont la sensibilité est décuplée. Le soir, nous nous sommes assis au coin du feu et on a pris de belles photos. On a joué de la guitare, des reprises. Radiohead, les Strokes, les Beatles. Michel Polnareff et Talking Heads. Il fait bon entendre quelques airs familiers, et apporter une touche de musique occidentale dans le village. Luisa, la fille de Deise, portait un t-shirt Nirvana l’autre jour, et je sais qu’elle est friande de groupes de rock. Puis elle prend la guitare, et nous offre une belle sérénade avec sa voix d’ange. Le soleil s’est finalement couché, je suis épuisé… Je vais regagner mon petit lit de bungalow avec des papillons dans le cœur.


8 février – repos et bain d’argile

Le matin suivant, le village se réveille doucement, et nous avons rendez-vous après le café pour un cours d’histoire avec les ancêtres Yawanawá. Pendant plusieurs heures, trois d’entre deux sont chargés de nous raconter des histoires originelles de la création du monde – une sorte d’équivalent de la Bible ou du Coran mais façon Amazonienne. La conférence est très lente… les deux premiers s’expriment en langue Yawanawá, plus le troisième traduit en portugais ; enfin notre traductrice Rani traduit à nouveau en anglais. J’ai du mal à tenir éveillé, je suis en pleine digestion et encore fatigué de la veille.

Il s’agit d’histoires de migrations, un peuple originel avait dû franchir une grande rivière, et pour cela demander de l’aide à un crocodile géant, qui en échange avait exigé d’être nourri d’une multitude d’animaux pendant plusieurs jours. La nuit, il ouvre grand la bouche, attendant qu’on lui jette du gibier dans le gosier, mais il a une condition importante : qu’on ne le nourrisse jamais avec sa propre progéniture. Au bout de plusieurs semaines à faire la chasse à tout va pour satisfaire les besoins du grand croco ; les villageois commencent à manquer de ressources, et perdent confiance. Certains jeunes, un peu moins sages, ont l’idée d’ajouter quelques bébés crocodiles au mélange, en pensant qu’il ne se doutera de rien… Et le croco enfin rassasié, les voilà tous qui montent sur son dos pour traverser la grande rivière (qui a plutôt l’air d’un océan). Mais à mi-chemin de la traversée, l’animal titanesque se rend compte qu’on l’a dupé. Dans sa colère, il secoue son dos de gauche à droite, et cette furie fait tragiquement tomber une partie des villageois qui ne pourront jamais regagner la rive… De là vient l’idée d’une séparation des peuples, et des origines de plusieurs lignées Amazoniennes.

Il existe des chansons traditionnelles Yawanawá qui racontent ce genre d’histoires. L’une d’entre elle est très mélancolique, elle parle d’un homme qui est resté sur la rive de départ, et qui ne sais pas si le restant de sa famille a pu rejoindre l’autre continent ou non – elle est symbole de deuil, et l’homme chante aux esprits des défunts car même s’ils ne sont plus de ce monde, il leur adresse une prière d’amour.

Histoires Yawanawá

L’après-midi, une nouvelle activité dans la clairière de l’arbre Samauma se prépare. Nous sommes attendus pour un bain d’argile cette fois-ci. Il fait très chaud aux alentours de quatorze heures, alors certains d’entre nous se sont déjà mis en maillot de bain pour se tremper dans la rivière. D’autres attendront le chemin du retour. Nous sommes devenus des habitués des lieux, et la traversée du fleuve se fait sans encombre. Il vient juste de pleuvoir une heure plus tôt, et sur le chemin de la clairière certains s’amusent à sauter dans des flaques de boue. Et comme la dernière fois, les habitant de la tribu ont tout préparé sur place, avec feu de camp, effluves de Sépa, percussions, guitares et chant.

En préambule du bain d’argile, l’un des Pagés nous raconte une autre légende. Il s’agit cette fois d’un jeune homme qui habite chez sa mère, qui a un atelier de poterie. Un beau jour, il rentre de l’école et trouve sa chambre complètement dérangée, la maman n’avait plus de place et y a entassé plein de pots et de réserves d’argile.  Le jeune homme est un romantique, et il n’a que faire de la poterie – il préfèrerait rencontrer une petite amie pour passer une nuit avec elle. Après un sommeil agité, il se réveille à l’aube pour trouver au beau milieu de tous ces pots une magnifique créature à la peau blanche… il s’agit là d’une femme d’argile, qui se tient nue devant lui. Il se demande ce qu’elle fait ici, et la femme d’argile lui répond : « Je t’ai entendu parler. Tu as dit que tu voulais rencontrer une compagne, alors me voici ». Le jeune homme est aux anges, il va pouvoir se marier et la présente alors à sa mère, qui approuve le mariage (pas si étonnant pour une potière ?). Après avoir batifolé pendant quelque temps, le jeune couple décide de s’installer ailleurs en construisant une maison sur les bords de la rivière. Le jeune homme sait pêcher, il chasse, et coupe du bois pour construire à sa nouvelle femme une belle habitation. Mais un jour, une forte pluie s’annonce, et la femme d’argile vient le prévenir : « Vite ! Allons nous abriter car une tempête se prépare. » Il répond qu’il a presque fini de couper le bois. Puis elle insiste une nouvelle fois… « Allons nous couvrir ! » Il répond qu’il a bientôt fini de pêcher. Et finalement, après avoir ignoré ses avertissements, la pluie s’abat sur le rivage, et le jeune homme retourne chercher sa femme, ayant la tragique surprise de la retrouver entièrement fondue, coulée… il ne peut même pas recoller les morceaux, il est dévasté.  L’histoire s’arrête là, mais je m’amuse à penser que notre bain d’argile sera un hommage à cette dame fantastique, et que nous allons pouvoir entrer en contact avec son esprit. 

Nous prenons donc place dans les petites huttes tour à tour, et déjà j’aperçois le premier groupe de filles qui en revient : on croirait des dames d’argiles ! Le corps entier recouvert de gris, on les croirait nues, elles sont magnifiques ; et leur sourire nous indique que l’expérience en valait vraiment la chandelle. Vite, on se réchauffe autour du feu, et l’on rejoint la danse des villageois (qui n’ont que faire de se salir les vêtements lorsqu’ils nous embrassent à grandes accolades). J’y vais à mon tour, avec Simon et Olivier, et je ne suis pas déçu ! Nous voilà sanctifiés de la mixture magique, et l’on a hâte de rejoindre la danse!

Les instants qui ont suivi m’ont fait complètement renouer avec mon enfant intérieur, je n’avais pas autant ri depuis des années ! On se prend par les coudes, on pousse, on danse – certains Yawanawá lancent une grande queue-leu-leu en forme de serpent, et tout le monde emboîte le pas. Les enfants courent vite, et le sol commence à devenir très glissant – certains commencent à perdre l’équilibre dans la boue et manquent de se vautrer complètement… Rigolades, et cris de joie. Les jeunes filles du village, sans honte ni arrières-pensés, se mettent à prendre par la main les hommes de notre équipe, pour danser avec eux au milieu du cercle. Je suis pris d’assaut par un groupe de trois adolescentes, et je m’amuse à danser avec chacune d’entre elles, aux battements de la musique qui s’accélèrent. Les mains sur les épaules, pleines de boue et d’argile, nous sommes euphoriques.

Notre session de danse dans la jungle se termine, mais nous repassons par la case rivière avant de rentrer au village. Quelle fraîcheur et quelle joie de se rincer dans cette eau pure… Ce n’est pas bien profond mais on peut tout de même s’allonger et se rafraichir. J’essaie de ne pas avaler la tasse – mon côté citadin me dit d’éviter le genre de bactéries qui circulent ici, mais tout va bien et personne ne tombera malade. Ce soir-là nous sommes bénis d’un coucher de soleil absolument splendide, certains jouent à la balle avec les enfants du village, d’autres discutent, se reposent. Dîner calme, et repos. Nous nous sommes vraiment habitués à cette vie simple, sans fardeau, sans encombre. En connexion totale avec les éléments, unis les uns aux autres. Un petit peu de Hâpé avec Olivier avant d’aller me coucher, il a le pouvoir d’ouvrir le monde des rêves.

Coucher de soleil sur le village


9 février – marché troc, cérémonie finale de nuit

Le voyage touche bientôt à sa fin. Je n’arrive pas à croire que dans deux jours nous serons sur les barques à moteurs pour repartir vers Cruzeiro. Il nous reste quand même un peu de temps pour profiter du lieu ; et surtout une troisième cérémonie d’ayahuasca cette nuit, que chacun commence à anticiper. Presque tout le monde a pris des notes dans son journal, nous nous préparons et échangeons quelques mots sur les dernières intentions à présenter à Aya, le dernier axe de travail.    

Pour ma part j’ai déjà mis en forme mon vœu : j’ai l’intention d’intégrer le plus possible toute cette expérience, et en avalant les dernières coupes d’Uni je demanderai à ce qu’elle me montre une dernière fois le portail divin, et qu’elle m’aide à garder tout cela en tête une fois que je serai de retour chez moi. Il semblerait que cela ait bien marché, puisqu’à l’heure où j’écris ces lignes tout est encore très clair dans ma mémoire.

En début d’après-midi, une dernière activité de groupe reste à partager avec les villageois : un autre marché indigène, vente de bijoux, vêtements et accessoires – mais cette fois-ci on va pouvoir faire du troc, utiliser des biens de notre monde occidental comme monnaie. Chacun a apporté des gadgets, des vêtements, et de la technologie et on est très curieux de découvrir ce qui va intéresser le plus nos hôtes. Simon travaille avec son père dans une boîte de nuit à Gratz, il a une belle collection de lunettes de soleil que ses clients ont égaré. Il décide aussi de se séparer de son hamac. Olivier à des gadgets modernes : enceintes Bluetooth, lampes torches etc. Pour ma part j’ai également opté pour la modernité, j’avais apporté 3 lampes frontales, une petite enceinte Bluetooth et une batterie auxiliaire pour smartphone.

Marché de troc dans l’Ishuku

Une fois de retour dans l’Ishuku, on découvre une nouvelle fois un étalage de bijoux et accessoires Yawanawá, certains nouveaux, d’autres que l’on avait déjà vus quelques jours plus tôt. On peut maintenant acheter du Hâpé (à la grande joie d’Olivier), du Sananga, de la Sépa, ainsi que des perles, bracelets et bandeaux traditionnels. Très vite mes yeux se posent sur un bandeau noir, marron et doré que je trouve magnifique. Il me le faudrait pour la dernière cérémonie, ça paraît évident. Je demande à la marchande si elle est intéressée par mon enceinte Bluetooth. Ça n’a pas l’air de l’enchanter, mais elle se tourne vers un homme qui doit être son mari, et lui ne peut s’empêcher de sourire à pleines dents – il doit être mélomane.  Je leur propose l’échange, ils réfléchissent ; mais tout compte fait le bandeau est très beau et mon enceinte de médiocre qualité, ils hésitent un peu. Je regarde dans mon porte-monnaie et voit qu’il me reste tout juste 200 Reals (≈ 40 dollars). Je leur demande s’ils sont d’accord pour l’enceinte et le billet de 200. Idem, ils hésitent. Je comprends qu’il leur faut du temps, ce n’est peut-être pas une question de valeur mais bel et bien de savoir s’ils auront l’utilité de la petite enceinte. 

Je continue à me balader, j’ai aussi mes lampes frontales qu’il me reste à échanger. J’aperçois à nouveau le collier de perles rouges et grises que j’avais vu l’autre jour – je me mets en tête de l’acheter, et sors une lampe frontale pour voir la réaction de la vendeuse. Son visage, s’illumine, c’est un grand OUI ! Elle me prend la lampe des mains, impatiente. Je lui montre le collier en faisant signe de vouloir troquer. Elle avait l’air d’accord pour ça mais je lui sors une deuxième lampe et d’un coup elle me l’arrache également des mains en disant « d’accord pour le collier », qu’elle me tend. J’ai trouvé ça drôle et culotté, et je me dis qu’elle ne m’a pas vraiment laissé le choix ; alors je lui montre un petit anneau fait de perles rouges, pour demander si je peux également le prendre. Pas de problème. Je le passe autour de mon annulaire, et il me plait, c’est une bague mignonne faite avec de petites perles, et elle semblerait évoquer un renard, deux petites perles blanches formant ses yeux. Une fois de retour vers le couple de vendeurs, je leur demande s’ils ont réfléchi à notre troc. Bonne nouvelle une fois de plus, ils sont d’accord ! Me voilà donc paré pour la cérémonie avec un bandeau, un collier de perles et une bague.

Portraits par Rachel / prêt pour la dernière cérémonie

La troisième cérémonie aura lieu la nuit, tout comme la première. En début de soirée, tout le monde s’est apprêté avec ses nouveaux bijoux et ses robes de cérémonies. Les filles se sont maquillées une nouvelle fois, car les peintures noires au kêné commencent à s’estomper. Cette fois-ci elles ont utilisé du noir et du rouge à lèvres pour améliorer les formes existantes et créer de nouveaux motifs… 

Gauche: Ana, Anja et Lucie avant la cérémonie / Droite: Rani, Isku Kua et une fille du village


3ème cérémonie – nuit du 9 au 10 février 2023

La cérémonie finale fut un peu différente des deux autres. La fatigue commençait à se ressentir pour tout le monde dans le village… la nuit est plutôt nuageuse, presque menaçante. Dès son discours d’ouverture, Isku Kua s’adresse à nous plus lentement que d’habitude, on croirait presque qu’il a laissé tomber ses pointes d’humour. Peut-être qu’il reste encore pas mal de nettoyage intérieur à faire – dans tous les cas il me semble que la tonalité de la soirée est en accord avec les éléments : calme et austère.

Je ne m’attarderai pas sur les détails de la cérémonie, qui ressemblent beaucoup aux précédents : danse en cercle et chants pour invoquer les effets de l’ayahuasca, musique et percussions dans la deuxième partie de soirée. Ce soir-là nous commençons le rituel à l’extérieur, sous un ciel brumeux, mais quelques heures plus tard nous aurons à déménager tous nos sièges à l’intérieur de l’Ishuku car une pluie nocturne allait s’abattre sur le village.  La bonne nouvelle, c’est que Saku est Péu sont de retour avec nous, et ils nous ont offert un magnifique chant vers la fin de soirée.

Pour la première coupe, Chenu nous sert un verre plus grand que d’habitude, à ras bord. Mon intention était d’intégrer tous les enseignements de cette semaine pour les emporter avec moi… et ma prière fut clairement exaucée.  En moins d’une heure et demi, je suis repassé par toutes les étapes que j’ai connues, en accéléré : l’effet qui monte à travers la danse, les visions de fractales et de géométrie sacrée, les milliers d’insectes traversant mon corps, la nausée. Au bout d’un moment je me sens un peu malade –, je crois que c’est mon corps qui me dit de ralentir le pas car je commence à atteindre mes limites physiques. Je sens que j’ai besoin de me purger, je passe donc un bon moment aux toilettes pour nettoyer les impuretés qui me restent dans le système. 

Au bout d’un moment assez difficile, ça va mieux, et j’ai même pu reprendre une deuxième coupe, celle-là remplie seulement à moitié. Mon mal de ventre n’était pas guéri à 100%, mais elle m’a tout de même permis d’aller plus loin dans mon voyage, et de tirer quelques enseignements importants que je voudrais raconter…

Tout d’abord, j’ai compris que la « Force » dont parle les Yawanawá lorsqu’ils font référence aux effets d’Aya existe bel et bien. En écoutant toute cette tribu qui ne fonctionne qu’à l’unisson, bénissant l’espace de sa musique sacrée, je revois à nouveau toutes les formes de matière s’orchestrer dans l’espace-temps ; et c’est comme si le voile de la réalité s’était déchiré en deux pour m’offrir une double vision. Avec mes yeux ouverts, je vois leurs visages, leurs sourires, et la réalité en trois dimensions telle qu’on la perçoit habituellement. Mais dès que je clos mes paupières, leurs enveloppes corporelles se transforment en formes énergétiques, nuages d’émotions colorés, vifs, presque abstraits. C’est alors que je saisis l’enseignement profond de toute cette expérience : les Yawanawá ont un pouvoir magique, celui d’organiser toute leur vie et leurs cérémonies en accord avec la « Force », qui est le fil conducteur de tout le vivant – ce qui nous raccorde tous et toutes à la Source primordiale. Certains l’appellent l’Amour, d’autres Dieu, le Tao, le Great Spirit, où tout simplement la magie… J’ai l’impression de me trouver dans un volet de Star Wars, cheminant doucement vers la compréhension des Jedis, ces chevaliers cosmiques qui sont des disciples de la lumière et apprennent à maitriser cette Force pour triompher de leurs démons (le côté obscur). Magnifique métaphore que nous avait offert George Lucas, il n’est pas étonnant que son message ait résonné avec tant de monde, puisqu’il est basé dans la réalité.

Et en me laissant guider par ces pensées, je suis donc parvenu à une autre conclusion : Chaque fois que j’agis au quotidien, est-ce que mon action est en accord avec la Force, ou bien en opposition ? Qui dit opposition dit séparation, est donc dans l’égo. L’égo n’est pas forcément « mal » par définition, mais il se construit en parallèle de notre personnalité et a très souvent tendance à se durcir, s’accrocher à des identifications, des certitudes – qui sont toutes des chimères face à l’immensité de la Source, et le constant changement du monde. Être dans la lumière, c’est être flexible. Refuser les formes d’identifications qui nous font souffrir, puisqu’elles créent de l’amertume si on vous les retire. Toute cette leçon m’avait déjà été offerte par mes lectures sur le Taoïsme, le Bouddhisme, le Livre Tibétain de la Vie et de la Mort, ou d’autres auteurs modernes comme Eckhart Tolle  – ces livres qui ne font que répéter tout ça avec un ensemble des mots changeant selon les époques. Mais ce n’est pas la même chose de le vivre pleinement. De l’apercevoir nettement dans son troisième oeil. De ressentir les énergies de toute une pièce qui célèbre le divin en communion. Une fois de plus, je remercie l’ayahuasca d’avoir pu consolider mes acquis, et me m’avoir offert ce magnifique voyage. Le cœur empli de gratitude, je souris.

Une autre leçon est la suivante : je me refuserai à présent à entreprendre toute création si elle n’est pas en accord avec la Force, la lumière. Et au contact des Yawanawá, j’ai compris qu’il suffisait d’un souffle bien inspiré, d’une volonté de rester dans cette harmonie pour que la caravane avance, que le grand Serpent trace son chemin… Cette nuit-là je suis à nouveau extasié par la voix de Péu, qui nous offre une chanson transcendantale d’au moins vingt-cinq minutes, en solo. Pas une once d’hésitation. Pas la moindre faiblesse dans son acte. C’est une leçon de grande envergure, une improvisation constante qui nous offre un manuel pour amadouer la bête, pour danser avec les serpents – dans l’amour et dans la joie. La vraie force, c’est la capacité de garder confiance au beau milieu d’une tempête.

Finalement j’atteindrai à nouveau un pic de DMT ce soir-là, et ne pouvant y résister je m’allongerai une fois de plus à même le sol, ne faisant qu’un avec mon entourage, avec les murs, avec le vivant, le végétal et le minéral. Et surtout uni à l’énergie divine ambiante de l’Ishuku. Les visuels ont changé quelque peu, mais ils restent similaires aux précédents, et le portail de lumière que j’avais aperçu quelques jours plus tôt s’est une fois de plus ouvert – cette fois-ci je revois le Great Spirit sous la forme d’un « Trou Blanc », qui perce à travers toutes les dimensions, et je le vois s’ouvrir de plus en plus grand en accord avec la musique, les notes, et les énergies de mes camarades. Le lendemain, j’en parlerai avec Simon qui a finalement réglé tous ses comptes avec le Goulag de son grand-père, et est passé au stade des visions mystiques – il a aperçu exactement la même chose !

Enfin je sens que j’arrive au bout de mes forces, et ce soir-là j’ai décidé d’aller me coucher plus tôt que le reste de la troupe… j’ai regagné mon lit vers quatre heures du matin, me laissant sombrer dans un sommeil profond… J’ai déjà hâte de retrouver mes amis pour un grand débriefing au petit déjeuner.


10 février – repos et intégration

Pour notre dernière journée au centre Isku Vakehuhu, tout le monde a bien sûr privilégié le repos, le far niente. Il s’agit d’intégrer toutes les aventures que l’on a vécues pendant une semaine, et ce processus d’intégration va devoir continuer pendant quelque temps. Il ne fait aucun doute que chacun d’entre nous a été profondément transformé par cette expérience. Pour ma part, je me dis aujourd’hui que c’est sans doute la meilleure chose qui me soit arrivée de toute ma vie ; je recommanderais à quiconque de goûter au moins une fois à cette boisson, et si possible de le faire dans ce cadre idyllique.

On se la coule douce sur un banc au soleil. On joue au ballon tranquillement avec les enfants du village. Rachel a sorti son appareil photo, totalement inspirée, et elle passe l’après-midi à photographier les plantes, les animaux, les villageois. Elle avait même apporté un second appareil, qu’elle a prêté aux enfants pour leur donner un mini cours de photo. L’un d’eux n’a même pas six ans, mais il est déjà pris d’une grande passion et se prend pour un reporter en herbe. Prianka et Mike sont dans leur hamac, écoutant en boucle des musiques Amazoniennes sur leur petite enceinte. Olivier et Simon se baladent. Christina, Marlen et Patricia papotent sur un banc. Iva finit de coudre un manteau qu’elle demandera à tout le monde de dédicacer avant notre départ. Nous commençons déjà à faire nos adieux, et on ressent un air de douce mélancolie se propager çà et là.   

Cet après-midi, nous avons fait un dernier tour dans la forêt pour aller dire adieu à l’arbre sacré, le Samauma. Christina s’est habillée pour l’occasion et elle a amené avec elle son diplôme de Reiki, car une photo de profil devant l’arbre millénaire s’impose. Nous faisons tous un câlin au grand végétal, et nous arrachons un peu de mousse de son tronc, car elle est dite avoir des pouvoirs spirituels. Puis je me suis mis à faire un peu de yoga à même la terre ; qu’il fait bon d’étirer mes muscles fatigués dans cet air pur…  Et au retour, une dernière baignade dans la rivière Gregorio, partagée avec nos hôtes Yawanawá.

Le soir, nous avons un rendez-vous final dans l’Ishuku pour faire le point sur notre expérience, donner un retour aux organisateurs et au chef Isku ; et bien sûr profiter d’un excellent discours de remerciement de sa part. Il a retrouvé tout son humour. Certains d’entre nous ont aussi apporté des cadeaux pour les enfants et les habitants du village : des cahiers, de la peinture, des jouets, des vêtements, d’autres lampes frontales, et j’en passe. En retour, Isku nous apporte lui-même une petite surprise : chacun d’entre nous va repartir avec un paquet contenant des herbes de la forêt, que l’on pourra utiliser en bains, ou comme encens pour bénir nos maisons. Et dernière surprise… du Sananga ! (Il m’en reste une petite bouteille dans mon frigo).

On sent bien monter l’émotion chez tous les membres de l’assemblée, occidentaux et amazoniens. Il est si dur de dire au revoir parfois. En grand leader qu’il est, Isku prend bien soin de remercier absolument chacun de ceux qui ont participé à l’aventure : chauffeurs des bateaux, cuisinières, traducteurs, guérisseurs, hommes de ménages, préposés à la boisson… et bien sûr chacun d’entre nous pour avoir fait ce déplacement et pour contribuer au développement de ce nouveau centre culturel qu’est Isku Vakehuhu.

Et pour finir, notre amie Iva a apporté un beau manteau qu’elle a cousu de toutes pièces. Elle le dépose en plein centre de la pièce circulaire, nous tend des stabilos multicolores, et demande à chacun de venir signer son autographe sur le vêtement qu’elle emportera comme un précieux souvenir. Je dessine pour ma part un papillon et un serpent, deux animaux totems qui resteront à jamais gravés dans ma mémoire. Et je ne peux m’empêcher de remarquer la petite signature d’Isku en haut à droite, égal à lui-même : « With love and care, ISKU KUA, only joy and hold on tight ! »

Le manteau d’Iva signé par tout le monde

S’ensuivra une séance de photos avec le chef, et nos adieux aux membres de la tribu avec lesquels on s’est pris d’affection ; et bien sûr nos adieux au beau perroquet Rouge du village, la fameux Lucy (en hommage à notre Lucie à nous) !

Mon ami Pedro et moi, avant de nous quitter. A droite: Simon dit au revoir à Lucy

Le voyage touche donc à sa fin. Le soir, on fait nos valises, un peu hagard, et on se prépare à dormir tôt car les bateaux partiront à 7 heures du matin. Je garderai un souvenir absolument magnifique de cette expérience ; et je sais déjà que je retournerai à Isku Vakehuhu. À l’avenir je rêve de m’y rendre avec des amis, avec de la famille, pour faire découvrir la magie de ce lieu, de ce peuple et ses traditions… Les Yawanawá n’ont pas toujours d’argent liquide, et ils s’en moquent bien. Ils ont de quoi se nourrir amplement, ils savent chasser et pêcher, vivre en harmonie avec la forêt qui est une source d’abondance éternelle. Ils n’ont pas de loyer à payer, pas de crédits, pas d’impôts. Certes, si un accident de santé leur arrive je ne sais pas dans quelles circonstances ils peuvent bénéficier d’infrastructures modernes, mais est-ce si important ? Nous avons passé huit jours avec eux, et chacune de ces journées a été complètement remplie de joie, de partage, un d’un sens profond à l’existence… Et n’est-ce pas là le meilleur remède à toutes les maladies ?

À très bientôt mes chers amis Yawanawá. Je garde votre présence comme une pierre précieuse dans mon cœur, et vous promets de revenir bientôt vous rendre visite.

Ps : je dédicace ce récit à ma mère, sans qui le voyage n’aurait jamais été possible, ainsi qu’à Olivier Kuhn, Jean Labbé, Fleur Lagarde et Richard Harnie-Cousseau, membres défunts de ma tribu que je suis sûr de revoir un jour, de l’autre côté du portail…